Chaque commune a, près de son église ou au sein du cimetière, le monument qui vient nous rappeler le sacrifice des pères et fils ayant combattu pour la patrie. Souvent, on n’y trouve que les trop nombreux morts de la Grande Guerre, de la Seconde Guerre Mondiale. Parfois ceux des guerres de la décolonisation, en Indochine et Algérie. Certaines villes, plus rares encore, possèdent un monument, bien plus ancien, commémorant la guerre de 1870. C’est bien souvent la dernière guerre qui est commémorée par un espace mémoriel.
Pourtant au pied de la tour de l’église de Péronne en Mélantois, le monument présente les noms de « ses enfants » tombés aux cours des guerres du Second Empire : les guerres de Crimée (1853-1856), d’Italie (1859) et de 1870-1871. Guerres oubliées dont nous allons tacher d’en rappeler brièvement les causes, les faits et les conséquences tant pour le pays que pour nos aïeux, dans nos communes.
La Guerre de Crimée (1853-1856)
Depuis 2014, la Crimée, péninsule sur la Mer Noire, vient se rappeler à notre souvenir ou à quelques clichés. Chaque visiteur de Paris, se baladant en bateau-mouche, connait le Pont de l’Alma et son Zouave. Si chacun sait qu’il serait le signe annonciateur d’une prochaine crue dans la capitale, se rappelle-t-on qu’il commémore une victoire française lors de cette guerre oubliée ?
Mais pourquoi diable, l’armée française s’est-elle retrouvée si loin de chez elle ?
1. Le contexte géostratégique
Depuis Waterloo et l’abdication de Napoléon Ier en 1815, l’armée française n’a plus participé à des campagnes militaires hors de France ; hormis la brève expédition espagnole de 1823 et surtout celle en Algérie à partir de 1830 qui lui donnera, après une longue et sanglante guerre, un département pendant près de cent ans.
La France de la Restauration, puis celle de la Monarchie de Juillet, est donc réduite aux frontières d’avant 1792, surveillée par ses voisins, tout heureux notamment pour l’Autriche, la Prusse et la Russie d’avoir pu remodeler et découper l’Europe centrale à leurs guises (ex : la Pologne n’existe plus). Quant à l’Angleterre, avec sa puissante marine, que nul ne peut battre, elle domine les mers et les océans et par voie de conséquence, l’économie mondiale. Elle s’affirme comme la première puissance mondiale grâce à une révolution industrielle bien en avance par rapport aux autres états européens.
Avec l’arrivée de Louis Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon 1er, d’abord en tant que premier Président de la 2e République (1848-1852), puis comme Empereur des Français avec le coup d’état du 2 Décembre 1851, la situation géostratégique européenne va se modifier en profondeur. Les alliés d’antan face à « l’Ogre » vont se diviser et se recomposer aux fruits des calculs de circonstance.
Pour quel motif, la France va-t-elle se retrouver alliée à l’Angleterre, ennemie de toujours, contre la Russie ? Et surtout pourquoi a-t-elle combattue en Crimée ?
2. Les motifs des belligérants
Comme pour d’autres guerres auxquelles la France participa, les prémices se passèrent bien loin d’elle et n’avaient à première vue aucune chance de déboucher sur l’envoi de troupes et d’hommes loin de leurs foyers.
La raison invoquée de cette guerre est une question de contrôle des lieux saints en Palestine. A cette époque, Jérusalem se trouve au cœur de l’Empire ottoman. Celui-ci après des siècles de gloire se trouve maintenant plutôt sur le déclin et voit d’un mauvais œil les volontés d’expansion de l’Empire Russe. Pour comprendre la situation, il est nécessaire de rappeler que les Russes sont des chrétiens mais fidèles aux principes orthodoxes, alors que nous, chrétiens d’Occident, sommes souvent fidèles à Rome (hormis les Anglais qui sont anglicans). Depuis des années, les conflits entre orthodoxes et catholiques sont monnaies courantes en Palestine et les ottomans musulmans souvent obligés de s’interposer comme force de police entre les deux. La main mise progressive des orthodoxes va entrainer une réaction forte des milieux catholiques, surtout en France, qui vont manœuvrer pour forcer les ottomans à s’opposer aux injonctions russes.
Au-delà de ce prétexte religieux, les Russes veulent un accès aux mers chaudes. Il leur faut passer par la Mer Noire en territoire Turque (détroit Bosphore), arrivant en Méditerranée, leur flotte irrite les Britanniques qui contrôlent cette mer.
En Juillet 1853, les Russes montent des opérations militaires visant à s’emparer de la Moldavie et de La Valachie dans une province balkanique encore sous domination Turque. La tension va vite atteindre son paroxysme et une première phase dans cette guerre va s’engager. La marine russe va défaire sa rivale ottomane à Sinope le 30 novembre 1853. Cette bataille est considérée comme la dernière des batailles marines du temps de la voile, mais elle est surtout le prétexte qu’invoque l’Angleterre pour rejoindre la coalition franco-ottomane face à l’Empire Russe.
D’un côté, on trouve le « géant Russe », un monstre démographique qui a, sur le papier, la capacité de réunir une armée bien supérieure en nombre par rapport à ses adversaires. Mais si l’Empire est grand, l’armement, la discipline et le ravitaillement sont choses difficiles. Les soldats, issus d’une paysannerie où existe toujours le « servage », sont conduits par des officiers aristocrates, dont le tout jeune Comte Léon Tolstoï. Le célèbre écrivain, auteur de "De la guerre et la paix", n'est encore qu'au début de sa carrière. Ses premiers écrits autobiographiques et ses Récits de Sébastopol assureront sa première renommée dans les salons de la capitale, Saint Pétersbourg.
De l'autre, il y a les Anglais qui, bien qu’imbattable sur les mers et les océans, sont sur la terre ferme bien moins préparés. Pas de conscription comme en France, mais du volontariat. On s’engage pour une solde et échapper ainsi à la misère. Comme en Russie les officiers sont des aristocrates, et c’est par une discipline de fer qu’ils tiennent les hommes.
Les Français ont, par l’expérience accumulée lors des longues années de guerres / guérillas en Algérie, des hommes et des officiers plus entraînés et surtout un armement plus moderne. Le fusil Minié atteint sa cible à plus de 1 500 mètres.
Pour beaucoup la guerre est vue comme une expérience romantique. L’état-major reste figé dans des stratégies héritées du XVIIIe siècle alors que les armes deviennent progressivement plus précises et plus mortelles. La guerre de Crimée (avec l’emploi de bateaux à vapeur), puis la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865) seront celles qui feront entrer "l’art de la guerre" dans la modernité. La Guerre de 1914-1918 viendra définitivement acter cette mise au pas total de l’économie et de la société à son mortel service.
3. Le siège de Sébastopol
Le siège de cette ville restera comme l’emblème d’une guerre lointaine. Là encore, l’impréparation, la non-coordination entre les forces franco-anglaises vont voir l’idée d’une guerre courte s’évaporer. Très vite, les hommes s’enlisent dans la boue, vivent sous les bombardements d’artillerie, et subissent le froid de la région. Le siège va durer onze mois. On y décèdera plus du choléra ou du scorbut que de blessures de guerre. Les assiégeants (français, anglais, ottomans) disposent de 55 000 hommes contre seulement 35 000 hommes russes chargés de défendre cette ville portuaire, clé de voûte de la Crimée et du contrôle maritime russe sur la Mer Noire. Pourtant au terme du siège, les alliés victorieux ne seront plus que 5 000 hommes valides contre 10 000 pour les vaincus !
Parmi ces morts et blessés, les archives de la Bibliothèque Nationale de France et le Monument de Péronne gardent trace d’habitants du Mélantois qui périrent ou furent blessés lors de cette lointaine guerre.
Jean PREVOST et Jean-Baptiste GHILLAIN figurent sur le monument de Péronne en Mélantois.
Le registre de l’état-civil de Péronne comporte l’acte de décès de GHILLAIN. L’armée française porte le nom « d’armée d’Orient », terme général qui devait certainement faire passer à l’opinion publique le caractère « exotique » du conflit. La réalité fut bien différente pour ceux qui eurent à combattre là-bas. Pour Jean-Baptiste Ghillain, la mort ne fut pas glorieuse comme celle par exemple d’un capitaine d’artillerie originaire d’Arras, le capitaine Albert Pruvost, mort en héros à Sébastopol1.
Né le 27 juin 1833, Jean Baptiste Ghillain est soldat au 1er corps, 3e bataillon du 69e Régiment de Ligne. Il sera comme tant d’hommes, affecté par les dures conditions de ce siège et décèdera d’une fièvre typhoïde le 10 février 1856. A cette date, le siège de la ville est terminé depuis le 11 septembre 1855.
Jean Baptiste fut soigné au sein de l’Hôpital d’Ambulance de la 4e division du 1er Corps. Les statistiques2 du service médico-chirurgical pour les ambulances du 1er corps donnent un total de 7 586 morts pour 45 187 entrées. En regardant le tableau, on note qu’il y eut quasiment autant de morts en juin 1856 lors du siège et des combats (1 434) qu’en février 1856 (1 077).
Cette guerre lointaine entraine des deux côtés de graves difficultés pour ravitailler correctement les hommes ; et plus dramatique, les évacuer en cas de blessures.
Un Seclinois, né le 19 octobre 1830 et soldat au 18e de Ligne, Henri-Louis BAUVIN est blessé d’un coup de feu dans la nuit du 22 au 23 mai 1855. Cette blessure par balle lui fracture deux os de l’avant-bras près du poignet. Il n’entre pourtant à l’hôpital du terrain de manœuvre que le 27 juin et sera évacué le 21 août complément ankylosé du poignet3.
Cette situation sanitaire catastrophique va heurter une anglaise, Florence Nightingale (1820-1910). Elle va améliorer considérablement les conditions d’hygiènes et de ravitaillement dans les hôpitaux.
La guerre de Crimée est aussi le premier théâtre d’opération qui bénéficie de la couverture médiatique, notamment pour le Times avec William Howard Russell (1820-1907) qui peut envoyer très vite ses articles grâce au télégraphe. Cette guerre est aussi la première qui va échapper aux représentations picturales commandées après coup, car la photographie permet de montrer toute la cruauté et la réalité des conflits et la vie des hommes de troupe.
Recherche et rédaction : Maxime Calis, guide-conférencier - Office de Tourisme Seclin & Environs
Sources documentaires :
1. CUVILLIER, Alfred (abbé). Le capitaine Pruvost, quelques traits de sa vie, souvenirs de la guerre de Crimée - 1860 - Imprimerie L. Lefort, Lille
2. et 3 CHENU, J.C - Rapport au Conseil de Santé des Armées sur les résultats du service médico-chirurgical aux ambulances de Crimée et aux hôpitaux militaires français de Turquie - 1865 - Paris
Registres et tables de l’état-civil : communes de Seclin, Péronne en Mélantois - site : Archives Départementales du Nord - www.archivesdepartementales.lenord.fr