1849 : Heurts lors des élections législatives à Seclin

Extrait du "Journal des débats" 19 Mai 1849
Extrait du "Journal des débats" 19 Mai 1849

Ce fait-divers semble bien scandaleux. Il l'était à l'époque, mais le serait encore plus de nos jours. Au delà des nécessaires débats d'idées et parfois véhémentes prises de paroles, nos moeurs politiques ont aujourd'hui apaisé le climat au sein des bureaux de vote. Ainsi juger un peu vite, sans se plonger dans l'environnement politique de cette année et de cette époque, serait une erreur. Sans excuser, voici les circonstances d'un tel déni du libre exercice démocratique à Seclin, un jour d'élection en 1849 !

 

Nous sommes les 13 et 14 Mai 1849. La France renouvelle une fois de plus les députés de l'Assemblée Nationale.

 

Moins d'un an et demi après la Révolution du 22 au 25 Février 1848, l'abdication du dernier "roi des Français" Louis-Philippe et la proclamation de la 2e République, la concorde nationale, qui s'incarnait par la plantation d'un "d'arbre de la Liberté" (souvent bénie par le clergé), semble déjà une histoire ancienne.

 

Victor Hugo plantant un "Arbre de la Liberté", Paris place des Vosges, le 2 Mars 1848
Victor Hugo plantant un "Arbre de la Liberté", Paris place des Vosges, le 2 Mars 1848

Dans ces premiers mois, le nouveau régime tente de concilier des conceptions et réformes politiques antagonistes. Si la royauté est abolie et la République proclamée, tout le corps de la Nation n'est pas, loin s'en faut, autant irrigué des fraternelles idées (abolition de l'esclavage), déjà teintées de socialisme comme peuvent l'affirmer des penseurs comme Louis Blanc ou des agitateurs politiques comme Blanqui. Le gouvernement provisoire doit ménager les opinions diverses et contradictoires. L'incarnation même étant l'acte de Alphonse de Lamartine qui impose aux émeutiers parisiens, comme symbole de la République, le drapeau tricolore en lieu et place du drapeau rouge !

Les premières mesures du gouvernement semblent pourtant voir la France prendre un virage social... un ouvrier Alexandre Martin, dit "Albert", est membre d'un gouvernement provisoire qui crée les Ateliers Nationaux censés remédier à la crise du chômage.

Cette expérience tourne court car le pays se dote en Avril 1848 d'une Assemblée Nationale peut avide de poursuivre dans cette voie. 

La Révolution de 1848 est bien moins connue que celle de 1789, elle contient pourtant bien des leçons qui sont encore d'actualité.

Une vidéo écrite et présentée par Histony ; réalisée, montée et illustrée par Malo, le tout sous licence CC-BY-SA.

1848 : Les premières élections au suffrage universel

L'élection du 23 Avril 1848 constitue un grand événement politique et démocratique pour le pays. C'est la quasiment la première fois (se souvenir des élections de 1792) que tous les français (masculin uniquement) peuvent élire leurs représentants.

Le suffrage universel fait disparaître l'ancien système censitaire (impôt) et son faible corps électoral (170 000 personnes) et dote d'un coup le pays d'un corps électoral de 9.5 millions de votants !

Mais l'organisation pratique de cette élection n'est pas celle que nous connaissons. A l'époque, les électeurs votent par commune et partent en cortège, curé en tête, vers le chef-lieu de canton... comme Seclin ! On ne vote pas librement, mais ensemble. On devine facilement que nombre d'électeurs sont influençables, ne savent ni lire, ni écrire. La campagne électorale a été rapide, brève et compte-tenu de la non pénétration au sein de la France rurale des idées les plus modernes et républicaines, et du déguisement en "républicain" de monarchistes, la nouvelle Assemblée de 880 élus (!!!) affiche certes la couleur de la République, mais au fond, bien des députés sont réactionnaires ou au mieux très modérés sur les mesures sociales et économiques. Si la participation est un franc succès (85%), le résultat déçoit les plus révolutionnaires qui tentent le 15 Mai par une manifestation de relancer le pays vers plus de justice sociale... mais "le Parti de l'Ordre" abat ses cartes, emprisonne les meneurs et après de nouvelles élections législatives en Juin et l'écrasement d'une nouvelle émeute populaire à Paris du 24 au 26 Juin, la nouvelle République prend un tournant droitier et conservateur avec l'apparition dans le paysage politique d'un nouveau et illustre personnage, dont certains ne se méfie guère.


« Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs, c’est-à-dire toute la population mâle au-dessus de 20 ans, se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l’ordre alphabétique [...]. Nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout 170 [...]. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par les gens [...], mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté [...]. Tous les votes furent donnés en même temps, et j’ai lieu de penser qu’ils le furent tous au même candidat »

Alexis de TOCQUEVILLE - Souvenirs de 1848


Celui qu'Adolphe Thiers désigne "comme un crétin que l'on mènera" c'est Louis Napoléon Bonaparte. Et pourtant, en quelques mois, il va habilement manoeuvrer, réussir à se concilier les plus réactionnaires tout en affichant une pensée sociale (son ouvrage de 1844 Extinction du paupérisme est un fatras d'idées issues de la pensée Saint-Simonienne) et fasciner le peuple par la légende de son oncle.

 

Se présentant à la première élection présidentielle du 10 décembre 1848, il devance de loin Alexandre Ledru-Rollin, représentant des idées républicaines et socialistes (5%) mais surtout le général Cavaignac, sabreur du pouvoir en Juin 1848 qui représentait pourtant les républicains modérés (20%)... avec 75% et plus de 5 millions de voix, Louis Napoléon est très bien élu... mais dans le Nord, il n'a qu'une majorité relative inférieure à la moitié des inscrits (50,5%). Cavaignac atteint les 42.6% et Ledru-Rollin fait presque 7% ! 

1849, nouvelles élections

 

Alors que la balance politique a rebasculé à droite fin 1848, on s'alarme ou l'on se réjouit lors des élections législatives du printemps suivant d'un net retour à l'Assemblée de députés républicains convaincus et souvent porteurs d'idées socialistes. Ce sont les Démocrates-Socialistes, également appelés les "Democ-Soc" ! Leur chef de fil est l'ancien candidat à la présidentielle, Ledru-Rollin. Cette frange de la vie politique d'alors pose déjà des revendications très progressistes comme l'abolition de la peine de mort, un enseignement public ou des mesures sociales comme la nationalisation des chemins de fer, des canaux ou la création d'un impôt sur le revenu ! Karl Marx dira de ce programme qu'il avait comme but "non pas de supprimer les deux extrêmes, capital et travail, mais d'atténuer leur antagonisme et les transformer en harmonie".

Face à un tel programme, les plus réactionnaires et conservateurs prennent peur, d'autant plus que ces 200 députés se regroupent sous le nom évocateur de "La Montagne", tels leurs prédécesseurs de 1792-1794.

"J'annonce la Jacquerie ! Les prolétaires sont prêts, embusqués jusque dans le dernier village, la haine et l'envie au coeur (...) La haine contre le riche, là où il y a des riches ; la haine contre le petit bourgeois, là où il n'y a que des pauvres ; la haine contre le fermier, là où il n'y a que des manoeuvres ; la haine du bas contre le haut, à tous les degrés, telle est la France qu'on nous a faite (...)" (extrait de Romieu, Le Spectre Rouge - 1852).

A regarder les résultats globaux, le Parti de l'Ordre reste très majoritaire : 64% des suffrages... les républicains modérés sont quasiment inexistants avec 800 000 voix seulement. Ils ne sont toujours remis de la défaite de Cavaignac. Par contre, les "Democ-Soc" réalisent une belle percée : 35% des suffrages. Ils retrouvent des couleurs et de nombreux élus à l'Assemblée. Ils avaient 55 sièges en 1848, ils sont maintenant un beau groupe 200 députés. Lors de l'annonce des résultats, la peur des "Rouges" agite les hautes sphères du pouvoir. Le demi-frère de Louis-Napoléon Bonaparte, Charles Morny déclare : "Le socialisme a fait des progrès effrayants. Il n'y aura plus qu'à plier bagages, à organiser la guerre civile et à prier Messieurs les Cosaques de nous aider". Montalembert va même jusqu'à mettre en sûreté ses enfants en Belgique !

Ledru-Rollin, par le système de liste, réussit même à obtenir sur son seul nom : 720 000 voix et se faire élire dans quatre départements ! Si la mobilisation des électeurs est beaucoup faible qu'un an auparavant (1 sur 3), la percée est importante pour "La Montagne". Elle l'est d'autant plus dans les régions ou villes connaissant un essor industriel et par voie de conséquence, voyant se développer la classe prolétarienne. Dans le Nord, les "Democ-Soc" obtiennent 41.5 % des suffrages... mais leur victoire est pourtant très relative car le système électoral ne leur donne que 6 des 24 sièges !

Mai 1849 : l'affaire de Seclin !

 

Voilà donc le contexte des heurts et intimidations narrés dans l'article présenté en haut de cet article.

Il serait faux de croire que de tels débordements furent uniquement constatés à Seclin. Pour les élites, tel Victor Hugo, le vote et le suffrage universel deviennent les recours légaux et pacifistes des plus pauvres, des opprimés, des classes laborieuses. Le 31 Mai 1850, Hugo déclara à la tribune : "Le suffrage universel, en donnant un bulletin à ceux qui souffrent, leur ôte le fusil (...) C'est la fin de la violence (...) le droit d'insurrection aboli par le suffrage universel".

Mais des historiens se sont penchés sur les élections d'Avril 1848. Ils ont mis en lumière des centaines de cas partout en France où la violence physique a côtoyé ce premier exercice démocratique. La conscience civique des français ne s'est pas faite d'un coup ! Un an plus tard, les faits de Seclin sont certes délictueux mais s'inscrivent dans un contexte où les moeurs politiques étaient autres !

Garde-champêtre - dessin paru dans "Le Prisme" en 1841
Garde-champêtre - dessin paru dans "Le Prisme" en 1841

Ce qu'il y a de plus surprenant dans le fait-divers relaté, c'est la participation, voire la complicité, d'agents municipaux ("un garde-champêtre") et représentants de la commune ("monsieur l'adjoint") lors de cette journée de vote à Seclin en Mai 1849.

Lors de nos recherches, nous avons retrouvé le fait-divers des élections également relaté, quasiment mot à mot, dans un autre journal national, Le Constitutionnel. Celui-ci comporte un peu plus de précisions sur le garde-champêtre. On sait donc que cet agent municipal s'appelait Monpays et officiait à... Noyelles-lez-Seclin !

Effectivement dans l'ouvrage écrit par l'ancien maire de cette commune, on retrouve l'histoire d'un garde-champêtre : François-Joseph Monpays (6/03/1799 - 22/11/1882). Deux ans plus tôt, après quarante ans de bons et loyaux services, le garde-champêtre Charles Louis Robert avait pris sa retraite. Un premier remplaçant nommé Charles-Auguste Quenneson ne resta en place que six mois. La municipalité noyelloise pensa trouver en Monpays le postulant idéal : "bonne vie et moeurs, marié (à Mélanie Lhermitte), deux enfants, fort et robuste, ancien militaire au 4e Régiment de Hussard du Nord". Michel Demersseman note "qu'il est révoqué, lui aussi, le 13 Septembre 1849" ! Il ne faut pas chercher longtemps pour en deviner le motif !

Ce comportement très surprenant, prend le contre exemple attendu d'un tel dépositaire de l'ordre public. Dans un ouvrage de 1835, le garde-champêtre est décrit comme "une autorité (...) honnête, sans être brutal, vigilant sans être tracassier, ami de ses fonctions et de ses commetans, est pour eux une source de biens, car il empêche beaucoup le désordre et le gaspillage (...) En cas d'insurrection dans la commune, c'est toujours lui, en premier et en attendant la gendarmerie ou la garde nationale qui cire la giberne, se range en bataille devant l'émeute, et revêtu de sa plaque, croise la baïonnette contre le peuple (...)".

Extrait de "La Liberté - Journal du Nord de la France" - 20 Mai 1849 (BM Lille)
Extrait de "La Liberté - Journal du Nord de la France" - 20 Mai 1849 (BM Lille)

Autre trace dans ce journal régional en date du 20 Mai, dans lequel, si on fait foi de son contenu, on expliquerait le comportement de l'adjoint et de Monpays comme un "excès de zèle" !

Le citoyen Charles Delescluze (1809-1871) nommé dans l'article sera au cours du Second Empire, à son retour de captivité, l'un des promoteurs en France de la 1ere Internationale et surtout un membre actif de la Commune de Paris. Durant son mandat de Commissaire-général du gouvernement pour la région Nord au début de 1848, Delescluze s'engagea aux côtés des républicains Belges qui s'assemblèrent un moment à Seclin. Ce sont les Risquons-Tout, dans nous évoquions l'histoire dans un article du blog dédié à Charles Duport.

Article évoquant l'élection de Mai 1849 sur Douai
Article évoquant l'élection de Mai 1849 sur Douai

La fin de la 2e République

 

Nationalement, les "Democ-Soc" tentent de reprendre la main, mais leur tentative se soldera par un échec. Le 13 juin, la manifestation parisienne n'est que peu suivie, même si en province, des émeutes éclatent à Lyon, Greonoble ou Strasbourg. Dans l'Allier, 15 000 paysans se révoltent. Louis-Napoléon Bonaparte y voit une première occasion d'éliminer l'opposition la plus radicale. L'état de siège est déclaré et appliqué à Paris et Lyon. 1 500 arrestations dans le pays. Ledru-Rollin échappe de peu au pouvoir. Si il arrive à rejoindre Londres, 34 de ses collègues passent devant la Haute-Cour. La 2e République vit ses derniers mois. Les ornements révolutionnaires de 1848, dont était parée la colonne de la Bastille, sont enlevés. Un peu partout de nombreux Arbres de la Liberté sont déplantés...

Le 2 Décembre 1851, ne pouvant se représenter comme président, Louis-Napoléon Bonaparte s'empare par un coup d'état du pouvoir et un an plus tard devient l'Empereur Napoléon III. Victor Hugo s'exile pour toute la période du Second Empire. Il incarnera quasiment à lui seul l'opposition à "Badinguet" ou "Napoléon le Petit" avec son recueil Les Châtiments et écrira, pour le petit peuple, la grande oeuvre de sa postérité : Les Misérables.

Recherche et rédaction : Maxime Calis - guide-conférencier - Office de Tourisme Seclin & Environs ©

 

Ouvrages consultés

 

Michel Demersseman - Chroniques de Noyelles-lez-Seclin - Maury Imprimeur - 2006

 

Journaux sources de l'article : Journal des Débats / Le Constitutionnel - consultables depuis le site Gallica

 

Olivier Ihl - "L'urne et le fusil. Sur les violences électorales lors du scrutin du 23 Avril 1848", Revue française de science politique 2010/1 (Vol. 60), p. 9-35

 

Sur le thème du garde-champêtre

 - Ouvrage collectif - Le Prisme - Les Français peints par eux-mêmes - Encyclopédie morale du 19e siècle - 1841

  - M. Boucher De Perthes - Petit Glossaire, traduction de quelques mots financiers, esquisses de moeurs administratives - 1835

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