Il m'arrive encore d'être surpris par ma ville, son patrimoine et ses histoires !
Très récemment, M. Eric Cauwelier attirait mon attention sur le terme de la sépulture d'un certain Jouany Rancy. Avide d'en connaître un peu plus sur cet homme qui donna naissance à plusieurs générations d'hommes et de femmes de la grande famille du cirque, je me suis lancé sur leurs traces. Voici les résultats.
Echue en 2017 cette sépulture mériterait d’être sauvegardée car elle relie notre ville à une famille qui a illuminé les yeux des petits comme des grands par les jeux du cirque. RANCY est l’un des noms de famille les plus connus de ces familles dynastiques tournées toute entière, génération après génération dans l’art du cirque1.
Leur histoire commence officiellement avec Théodore, pourtant ce « fondateur » doit sa vocation à ses parents. Enfant de la balle, il a connu sa première expérience du cirque auprès de sa mère Sabine Avarini Carix et de son père, Jouany RANCY inhumé en terre seclinoise.
Itinérant, Jouany a terminé sa vie « d’artiste dramatique » ici2, à Seclin à 9 heures du soir le 17 Juin 1863.
Son patronyme indique clairement son origine étrangère, bien que sur son acte de décès il soit dénommé Jean-Dominique RANZ. Il a vu le jour dans le Tyrol, à Trente en 1784. Cette région montagneuse, aujourd’hui province autonome en Italie, était alors partie intégrante de l’empire des Habsbourg.
Il se marie le 4 Avril 1811 avec Sabine Avarini Carix (née v. 1781). On s'imagine un couple menant une vie nomade, à l’image de Zampano et Gelsomina dans la Strada de Fellini3. Une vie qu’on espère tout de même plus heureuse et joyeuse que celle que mènent les deux protagonistes de ce grand classique du cinéma qui comporte une scène illustrant la profession de Jouany et Sabine, ils étaient « danseurs de corde ».
Quelle pouvait être leur vie ?
De leur vie privée, on sait qu’ils eurent cinq enfants : Joseph en 1806, Grégoire en 1809, Jean Baptiste en 1816, Théodore en 1818 et enfin Alexandre en 1822. Deux jeunes filles prénommées Adèle disparurent à l’âge de deux ans en 1813 et 1815.
Pour se faire une idée de leur vie publique, on peut citer ces extraits d’un article4 de 1841 : « Le danseur de corde est de nos jours un type presque éteint, presque effacé (…). Le danseur de corde ne fréquente pas beaucoup la capitale (…). Aussi professe-t-il ouvertement le plus souverain mépris pour le gendarme, - le gendarme lui est en horreur. Par contre, il affectionne particulièrement la province. Il s’y plaît beaucoup, il y fait mieux ses affaires. Voyez-le au milieu de la place publique monté sur ses tréteaux et haranguant comme un tribun les badauds rassemblés autour de lui. Entendez-le surtout racontant ses exploits (…). Selon les temps, les lieux, les occasions, mais surtout selon la composition de son auditoire, le danseur de corde se fait médecin, prophète, marchand d’eau de Cologne, ventriloque ; il donne aussi des représentations comiques, car pour être danseur de corde, on n’est pas millionnaire, et on ne vit pas de l’air du temps. (…) Vous allez peut-être imaginer qu’il dîne et soupe tous les jours ; erreur, erreur profonde. Hélas ! Il lui est arrivé bien souvent de jeûner, même hors temps du saint Carême. (…) Le danseur de corde voyage rarement seul. Il a presque toujours avec lui sa femme, du moins celle qu’il nomme ainsi, car ni les lois ni la religion n’ont sanctionné leur union ; sa femme infortunée créature qui a consenti à le suivre, et à partager ses douleurs et misères. (…) ».
Revenons plus concrètement sur cette singulière profession : danseur de corde !
Cet art a droit à un traité publié en 1599 par Archange Tuccaro5. Pour s’en donner une bonne représentation, mention donc à cette étude de 2009 de Myriam Peignist6. « A partir du XVIe mais surtout du XVIIIe, la danse de corde devient le nec plus ultra de l’acrobatie, l’apprentissage de la danse donnant sa distinction à l’appellation « danseurs de corde ». Ces cordistes affranchis de la tutelle du balancier, les bras libres de toute entrave, s’abandonnent à la souplesse d’une corde raide tendue entre croisés de frêne ou parfois d’une tour à l’autre ou entre deux fenêtres de hautes maisons. Existaient également des chorégraphies théâtralisées de plusieurs artistes (en couple ou en troupe) sur deux voire quatre cordes, parfois sur de véritables échafaudages de cordes ressemblant à des portiques haubanées et mobiles. Les artistes y exécutaient des chorégraphies échevelées et fantaisistes très singulières, apprenant d’abord « le temps de la corde », qui consiste simplement à marcher en avant et à reculons, puis les pas croisés et battus, enfin les « ronds de jambes » (…) ».
Le cirque tel que nous le figurons de nos jours apparait au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. On pense naturellement à ses origines antiques, à l’itinérance médiévale des troubadours, mais le cirque en tant que infrastructure nous vient d’Angleterre.
Les spectacles équestres sont alors très populaires. Pour délimiter leur zone Philip Astley (1742-1814) fait construire en 1768-1770 une première piste circulaire qui, encore de nos jours, a gardé son diamètre originel : 13.50 mètres7.
En 1782, Charles Hughes sera le premier à dénommer son établissement sous le nom générique qu’on donne à cet art : Royal Circus & Equestrian Philharmonic Academy. Jusque-là, on parlait plutôt d’amphithéâtre.
En France, la nouveauté anglaise est introduite par un collaborateur d'Astley, l'écuyer Italien Antonio Franconi (1737-1836). Il crée le "Cirque-Olympique" en 1793. Là encore, une "dynastie familiale" se crée avec qui nos Rancy auront des liens professionnels et matrimoniaux.
La vie de Jouany et Sabine reste nimbée d'une part d'ombre8. Ce n'est qu'avec leur fils
Théodore Rancy que la lumière jaillit comme la renommée. Il est né le 23 Juillet 1818 à Chalais (Charente), une petite commune entre Angoulême et Libourne, là où tout simplement
venait de s'arrêter la roulotte foraine de ses parents. Le collège de cette ville porte son nom !
On raconte qu'il aurait été vendu à l'âge de 16 ans par ses parents. Théodore fait ses classes comme "domestique" du docteur Tollet qui proposait gratuitement des spectacles forains avant de passer à des consultations payantes. Au cours des années, Théodore multiplie les contrats, les métiers, il est un temps palefrenier, jongleur, lutteur... avant d'être remarqué par le grand écuyer François Baucher (1796-1873) qui l'initie à l'art équestre. Une vocation est née ! En 1850, costumé en bédouin, il présente une chevauchée sans selle ni bride sur son cheval Djali. Son spectacle de voltige équestre "Le dressage au désert" fait à tel point sensation qu'il se retrouve grand écuyer pour le Tsar Nicolas Ier ! Cette place il la perdra à cause de la guerre de Crimée opposant la France à la Russie.
De retour au pays, sa réputation est immense. Il se marie en 1855 avec la fille de "Monsieur Loyal", Olive-Célina. De leur union féconde, 5 enfants : Adèle (écuyère) Alphonse (directeur du cirque Rancy), Justin (clown et prestidigitateur), Napoléon (fondateur du cirque Napoléon Rancy en 1910) et Sabine (artiste équestre).
Fondant en 1856 sa propre maison de cirque, Théodore sillonne la France et mois après mois, la réputation et la qualité des spectacles monte en puissance. Au début des années 1860, pendant trois ans, les Rancy se concentrent sur le nord de la France et la Belgique. En 1863, le cirque Rancy c'est 115 personnes dont une cavalerie de 75 chevaux.
1863 c'est également l'année où meurt Jouany à Seclin. La dédicace sur sa sépulture dit "Bon époux, père excellent, il est mort en bénissant ses nombreux enfants, qui l'entouraient d'une vénération bien méritée. Il a reçu ici leurs derniers adieux, mais il n'y recevra pas leurs dernières larmes. Un De Profundis s.v.p". Faut-il inclure dans ses enfants présents, Théodore et donc que le célèbre cirque était à Seclin en ce mois de juin 1863 ? Je n'ai pas d'éléments pour infirmer ou confirmer, par contre sur l'acte de décès, l'un des deux témoins s'étant déplacé en mairie, Léon Sébilleau, lui aussi "artiste dramatique" est désigné comme son petit-fils.
L'histoire du cirque Rancy mériterait bien d'autres paragraphes, mais cela prendrait trop de temps. Aussi je puis terminer cet article en laissant au lecteur la possibilité de lire ces nombreux articles mentionnant les passages du cirque Rancy dans le Nord, à Lille de 1886 à 1924... mais aussi d'autres qui tous saluent la qualité et l'enthousiasme du public pour cette famille partout en France.
Articles de presse - passage du Cirque Rancy dans le Nord, à Lille entre 1886 et 1924.
Articles de presse, passage du Cirque Rancy en France de 1884 à 1932
Recherche et rédaction : Maxime Calis, guide-conférencier - Office de Tourisme de Seclin & Environs©
Notes :
1. Le cirque Rancy a pris fin avec le décès de Sabine Rancy en Juin 2010.
2. L’acte de décès mentionne que Jouany est mort au domicile d’un certain M. Prévost vivant n°2 rue de Lille. Aujourd’hui rue Maurice Bouchery. Le cadastre et le recensement de 1858 ne donnent aucun Prévost à cette adresse, par contre quelques maisons plus loin : Pierre Joseph Prévost, maçon.
3. Lion d’argent à La Mostra de Venise en 1954, puis « Meilleur film étranger » aux Oscars en 1957. http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18741312&cfilm=304.html
4. Journal : La Presse, 4 Octobre 1841 – article « Feuilleton de La Presse : Physiologie du danseur » par Alexandre Deschamps.
5. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k882581s/f7.image
6. Myriam Peignist, « Histoire anthropologique des danses acrobatiques », Corps 2009/2 (n°7), p.29-38 – DOI 10.3917/corp.007.0029
7. http://www.circus-parade.com/2016/10/07/royal-circus-premier-cirque-monde/
8. je n'ai pu lire cet ouvrage La magie du cirque: les Rancy de 1785 à nos jours de Jacques
Rancy - Editions LUGD, 1994 - ISBN 2841470156, 9782841470150
SOURCES DOCUMENTAIRES
http://www.circus-parade.com/2017/03/08/theodore-rancy-cirques/
http://cirque-sabine-rancy.skyrock.com/
http://clubdesambassadeursdewazemmes.over-blog.com/article-33971923.html
http://www.books.fr/le-cirque-aussi-a-une-histoire/
https://www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2009-2-page-29.htm