Seclin et son passé industriel - La saga Delaune

Située rue d’Houplin (actuellement rue des Martyrs de la Résistance), la distillerie Delaune fut fondée par Alfred Delaune sous le nom de A. Delaune et Compagnie en 1865.

 

Alfred Delaune est né le 31 juillet 1827 à Lille. Il est le fils légitime de Nicolas Vincent Delaune (5 avril 1788 à Biville en Seine Maritime / 14 Juin 1866 à Lille) et de Félicité Pauline Ledoux (23 avril 1791 / 24 février 1784 à Lille).

Outre Alfred, ils auront aussi une fille Ernestine Delaune, née le 24 Juillet 1824. Son rôle n'est pas négligeable car c'est par elle que l'on fera le lien entre les protagonistes d'une histoire dans laquelle se retrouvent les ingrédients du succès, un alliage de savoir-faire, de mariage et de relationnel.

 

La future épouse d’Alfred Delaune, Delphine Victoire Tilloy née le 9 septembre 1829, a d’illustres parents dans la grande saga patronale régionale.

Son père, Amé Auguste Tilloy, négociant lillois né le 4 avril 1789, sera notamment président de la Chambre de Commerce de Lille de 1837 à 1840. Comme beaucoup d’industriels du Nord, Amé Auguste Tilloy sait que le charbon est l’énergie première et indispensable au développement économique. Suivant l’exemple du maire de Lille, Bigo-Danel, il cherche de nouveaux gisements dans la région. Nous sommes à l’aube de la découverte du grand bassin minier lensois et c’est ainsi qu’il devient co-fondateur de la Société des Mines de Lens le 12 Février 1852. Déjà en 1842, le nom de Nicolas Delaune se trouvait associé à la Société anonyme formée à Aniche pour les Mines de houilles d’Azincourt.

Un salon bourgeois typique du milieu du XIXe siècle. Les Delaune et Tilloy purent vivre dans cet environnement.
Un salon bourgeois typique du milieu du XIXe siècle. Les Delaune et Tilloy purent vivre dans cet environnement.

Le fils aîné, Amé Victor Tilloy (10 Décembre 1819 / 31 Mai 1899) sera le vice-président de ces mines de Lens. Et surtout il est l'époux depuis le 11 février 1844 de la fameuse Ernestine Delaune. Le couple Tilloy-Delaune s’installe comme distillateur à Courrières. Amé Tilloy est le seul garçon de la famille, il a cinq sœurs.

 

On imagine sans mal que les relations familiales firent que l'une de ses cinq soeurs, Delphine Victoire Tilloy rencontra alors son beau-frère, Alfred Delaune. Relation qui débouchera tout naturellement sur un mariage le 19 juillet 1852. C’est cette branche qui s’installe dans les années 1865. De cette union naquit le 13 octobre 1855, Marcel Delaune.

Alfred Delaune travaille dans le secteur de la distillerie, à l’instar de son beau-frère et entame un travail au sein d’une illustre famille, puisqu’il « élit domicile » rue de Courtrai, à Lille, chez les Bernard Frères comme l’indique un certificat d’addition déposé en préfecture de Lille le 21 août 1862. C’est un homme de recherche comme en témoigne ce brevet d’invention daté du 11 mars 1862 relatif « aux procédés, moyens et appareils propres à la fabrication industrielle de la baryte et des produits barytiques, et pour des applications de ces substances à la fabrication du sucre et diverses autres industries »1.

 

Il fréquente le grand monde économique et industriel notamment les Bernard. Cette illustre famille a fait fortune dès le XVIIIe siècle en travaillant « le sucre indigène ». Leur raffinerie de sucre à Santes en produit 2 millions de kilos par an en 1850. De génération en génération, les Bernard se bâtiront un empire et auront des connections très fortes dans tous les milieux, même religieux, comme Henri Octave Bernard (1810-1889) qui outre la Légion d’Honneur recevra la haute distinction papale, l’Ordre de Commandeur de Saint Grégoire.

Les Bernard ainsi que les Tilloy-Delaune de Courrières vont modifier leurs entreprises, de sucreries en distilleries au printemps 1853. Ce changement est dû aux travaux et à la persévérance de M. Auguste-Pierre Dubrunfaut (1797-1881) sur la distillation des betteraves. Sa réussite au sein de la sucrerie de M. Petiot, les Alouettes près de Châlon-sur-Saône ravit les industriels Delaune-Tilloy et Bernard. Cet éminent chimiste écrivit même qu’il bénéficia de l’appui des Bernard « dont la haute position commerciale et industrielle exerce dans le nord de la France une si grande et si honorable influence » qu'ils attirèrent « l’attention publique sur la création nouvelle et les signalèrent à l’imitation des industriels qui, par leur position, pouvaient les imiter »2. Présents lors de l'exposition Universelle de Paris en 1855, les Bernard Frères ont en plus des raffineries de Lille, de Santes, notamment à "Seclin, 1/3 indivisible dans deux distilleries, ayant mis en oeuvre dans la dernière campagne 15 millions de kilogrammes de betteraves".

Fort de ces expériences professionnelles et relationnelles, Alfred Delaune se lance à son compte et ouvre en 1864 une distillerie travaillant les « alcools perfectionnés, les sels raffinés de potasse et de soude ». L'usine est alors composée de trois chaudières en tôle de fer cylindrique et deux bouilleurs, d'une machine à vapeur d'une puissance de huit chevaux, mais également d'une colonne à distiller et de deux colonnes à rectifier.

Dans l’enquête de salubrité de 1864, on note que de suite on se plaint, car « chacun reconnait que la fabrication de la potasse répand une odeur des plus nauséabonde ». La raffinerie de potasse sera détruite en 1884.

Alfred Delaune décédera à Seclin le 5 juin 1879, il laisse un fils, Marcel Delaune instruit par des études à l’Ecole Polytechnique. On retrouve son nom pour souscripteur dans le grand livre du centenaire de cette illustre école.

Etabli comme distillateur-rectificateur, Marcel Delaune reprend l'entreprise paternelle mais se lance surtout dans l’aventure politique en devenant conseiller général du Nord.

 

En 1898, le maire de Phalempin et distillateur Jean-Baptiste Coget ne se représentant pas à la députation, le Congrès Républicain le désigne comme candidat. Marcel Delaune est élu dès le premier tour le 8 mai avec les trois quart des suffrages face à M. Samson, adjoint au maire de Lille. Election triomphale d’un homme conservateur, mais républicain, face à un homme représentant l’aile gauche de la politique française, le Parti Ouvrier Français de Jules Guesde. Le journal Echo du Nord signale la joie immense des Seclinois à l’annonce du résultat : musiques, orphéons, bals et lanternes vénitiennes à chaque coin de rues.

Le Gaulois - 26 Mai 1898
Le Gaulois - 26 Mai 1898
Caricature extraite de "Album de vie Flamande" - 1906 - J 1254-12
Caricature extraite de "Album de vie Flamande" - 1906 - J 1254-12

Marcel Delaune s’inscrit dans la lignée des conservateurs de droite, non favorable à la suppression du Concordat, préconisant une réforme du système fiscal, sans création d’un impôt sur le revenu, mais pouvant approuver des mesures sociales novatrices comme des caisses de retraites. Son dicton était : « ni réaction, ni révolution ».

Elu trois fois à la députation, c’est principalement sur les questions relevant de son domaine professionnel qu’il se montra le plus intéressé lors des débats à la Chambre. Il fut l’auteur de propositions de lois en 1898 sur le régime fiscal des alcools dénaturés et au régime des alcools, en 1900 sur le régime des boissons et en 1904 et 1906 sur les tarifs douaniers applicables aux graines de betteraves3.

Marié à la lilloise Marguerite Joséphine Henriette Gentil, il devient le père d’une fille prénommée Anne Claire Charlotte le 22 mars 1881. Celle-ci épousera Maurice Colrat de Montrozier. Cet homme, avocat à la Cour d’Appel de Paris, sera successivement député de Seine-et-Oise, sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur et ministre de la Justice de 1922 à 1924.

 

Les Delaune vivent confortablement ; Madame Alfred Delaune vit au château La Fontaine, le reste de la famille établissant domicile au château Les Lierres, n°6 rue d’Houplin. Le confort moderne est de mise : chauffage central, toilettes et salle de bains. Le service est assuré par un valet de chambre et une cuisinière. Autour de la demeure cossue, le jardinier Léonce Samier fait contentieusement son travail, soudain en plein mois de Juillet 1911 on lui annonce qu'on va lui remettre une médaille d'honneur agricole. Il faut dire que l'homme est attaché à la maison depuis une bonne vingtaine d'année.

 

La distillerie assure donc de confortables revenus ; le capital en 1900 est de 1 200 000 francs.

Un article de l’Echo du Nord, daté du 22 Mai 1903, nous donne une description exhaustive de celle-ci : «  La Société Anonyme des alcools Delaune peut traiter 75 tonnes de mélasses par jour, ce qui équivaut à 75 000 hectolitres d’alcool par an. Avec les mélasses, M. Delaune traite aussi les farineux. Trois batteries de générateurs constituant ensemble 1200 mètres carrés de surface de chauffe, fournissent la vapeur aux machines et aux appareils évaporatoires de l’usine. (…) La fermentation se fait au moyen de levains stérilisés et de levure pure. Les cuves de fermentation ont des contenances variant entre 400 et 800 hectolitres. L’épuration des flegmes se fait au charbon de bois dans quatre grandes batteries de filtres et la rectification dans un beau bâtiment très architectural (…) et qui est muni des appareils les plus perfectionnés. L’usine traite ses résidus de fabrication, potasse et soude. Enfin l’alcool produit est emmagasiné dans une quarantaine d’énormes bacs d’une contenance totale de 12 000 hectolitres ».

 

Cette entreprise est signalée comme étant dirigée « avec une rare compétence » lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1900 au cours de laquelle M. Delaune est désigné comme juré titulaire pour la classe 61 des « sirops et liqueurs, spiritueux divers et alcools d’industrie ».

 

Cette compétence faillit lui coûter la vie le 21 octobre 1902 lorsque la vitre d’un appareil dit « triple effet » vint à exploser. Si Monsieur Delaune s’en tira avec cinq points de suture au-dessus de l’œil droit et un bras droit brisé à la hauteur du coude, l’ingénieur Horsin Déon fut lui mortellement blessé. Ci-dessous article de l'incident extrait du journal Gil Blas.

 

En janvier 1908, Marguerite Delaune décède. Deux ans plus tard, Marcel Delaune sentant que la députation lui échapperait ne se représente pas.

 

Quatre ans plus tard, la Grande Guerre anéanti efforts et réussites. Dans le rapport sur les dommages de guerre, la déposition de Damase Emile Morez, âgé de 34 ans et employé à la distillerie (son père y était contre maître), nous donne une idée du saccage allemand durant les quatre années d’occupation. « Vous venez de constater les dégâts importants qui ont été causés à notre usine par l’ennemi. En 1915 et 1916, les matières premières ont été réquisitionnées, et, en 1917, l’établissement a été saccagé. Dans les magasins à alcool, tous les bacs ont été enlevés et chargés sur wagon, au cours de l’été dernier ; dans la distillerie, les appareils à rectifier, qui étaient en cuivre, ont été emportés. Les allemands ont pris également tous les filtres presses, les trois appareils sécheurs et une machine à vapeur. Dans la raffinerie de sels, il ne subsiste que les murs ; les chaudières sont restées intactes, mais la tuyauterie a été enlevée. En résumé l’usine a été à peu près vidée. Elle est à remonter complétement. (…) Le château de Madame Delaune mère a été détruit par explosion »4. Monsieur Delaune s’était vu mis sous séquestre sa fortune par l’état-major allemand, le jour de Noël 1917.

 

Trop vieux pour se lancer dans une reconstruction, Marcel Delaune préfère liquider son affaire qui est dissoute le 18 octobre 1921. Les locaux reviendront à la S.A Agache de Pérenchies. Pourtant, il ne prend pas définitivement sa retraite puisqu’on le retrouve vice-président de la société lilloise de Patronage des enfants moralement abandonnés et des libérés de la région du Nord. Celle-ci « s’occupe, à titre privée, des enfants difficiles ou dévoyés, qui ne trouvent pas au foyer familial une autorité assez éclairée ou suffisamment ferme pour les maintenir dans une vie d’honnêteté (…) Elle les aide à se reclasser et à se maintenir dans le bien. Elle les guide et leur donne ses conseils chaque fois que leur intérêt moral l’exige »5.

 

Il décède à Paris le 26 janvier 1926, mais ses funérailles ont lieu en la Collégiale de Seclin. Il est inhumé dans le caveau familial au cimetière de l’Est à Lille.

Journal des débats - 1927-02-02 - Enterrement Delaune
Journal des débats - 1927-02-02 - Enterrement Delaune

Recherche et rédaction : Maxime Calis, guide-conférencier - Office de Tourisme de Seclin & Environs

 

Ouvrage :

LEROUGE, Danièle - L'industrie à Seclin : des balbutiements au début du 20e siècle - 2014

 

Notes :

 

 

1.         Bulletin des Lois de l’Empire Français – XIe série – Deuxième semestre de 1863 – page. 462 – article n°345.

 

2.         M. Dubrunfaut – Notice sur la fabrication des alcools – Paris – 1854 – page. 14.

 

3.    Base de données historique des anciens députés – Assemblée Nationale.

 

4.     Rapports et procès-verbaux d’enquête de la commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens – Paris – Imprimerie Nationale – 1919

 

5.     Union des Sociétés de Patronage de France – 1926 – pages 25 et 26.

 

 

 


Sépulture de J. Capon, directeur distillerie Delaune (cimetière Seclin)
Sépulture de J. Capon, directeur distillerie Delaune (cimetière Seclin)

Directeur de la distillerie, M. Jules CAPON, domicilié en 1906 au n°4 route d’Houplin (2 maisons de M. Delaune),  mais déjà en 1884-1885.

Né le 31 janvier 1853 à La Madeleine, origine modeste père serrurier, mère repasseuse. Décédé le 26 Juin 1907.