Collégiale Saint Piat :  Les céphalophores

Gravure de Gustave Doré pour "La Divine Comédie"
Gravure de Gustave Doré pour "La Divine Comédie"

Je vis certainement, et il me semble encore le voir,

un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau.

Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne,

et la tête nous regardait et disait : « O moi ! »1

DANTE, La Divine Comédie, Chant 28

 

Cette terrifiante description est au cœur de la célèbre mise en scène de la descente vers l’Enfer de Dante et de Virgile. Ce texte capital dans l’histoire de la littérature mondiale fut notamment illustré au XIXe siècle par le peintre Gustave Doré2 et parmi toutes, celle de cet homme brandissant à bout de bras sa tête est l’une des plus saisissantes.

On aimerait que la mort par décapitation soit reléguée aux temps anciens, et malheureusement les crimes des fanatiques décérébrés islamistes sont actuels et s’inscrivent dans une longue et sanglante histoire. Couper et brandir la tête d’un homme, d’un guerrier, c’est l’humilier, avoir eu totalement raison de lui, il est vaincu définitivement. Le Far-West a parmi ses clichés la pratique de la scalpation. Dans l’Antiquité, de telles pratiques sont évoquées par Hérodote à propos des guerriers Scythes3, mais aussi par Strabon à propos des Celtes : «Avec leurs habitudes de légèreté, ils ont cependant certaines coutumes qui dénotent quelque chose de féroce et de sauvage dans leur caractère, mais qui se retrouvent, il faut le dire, chez la plupart des nations du Nord. Celle-ci est du nombre: au sortir du combat, ils suspendent au cou de leurs chevaux les têtes des ennemis qu’ils ont tués et les rapportent avec eux pour les clouer, comme autant de trophées, aux portes de leurs maison ».

 

"Dernières prières des martyrs chrétiens" par J.L. Gérôme, 1875-1885 - Walters Art Gallery, Baltimore
"Dernières prières des martyrs chrétiens" par J.L. Gérôme, 1875-1885 - Walters Art Gallery, Baltimore

Chez les Romains, la peine capitale par décapitation est réservée aux citoyens Romains. Elle a d’abord revêtu un caractère religieux, puis pendant la période de la République, elle fut quasiment annulée au profit du bannissement avant de revenir en force dans l’arsenal judiciaire4. Concernant le chrétien Piatus qui dit-on évangélisa la région de Tournai (Belgique) au milieu du 3e siècle, les preuves historiques et archéologiques sont minces, mais le fait qu’il soit décapité accréditerait le fait qu’il était un citoyen romain. A titre d’exemple lors des persécutions des Romains contre les chrétiens, on retient souvent la date de 177 avec les martyrs de Lyon. Si l’Histoire a gardé en mémoire le nom de Blandine, on a tendance à oublier les autres, parmi lesquels 22 qui furent décapités car citoyen(es) romains.

 

La vie de Piat et son œuvre apostolique dans le Tournaisis devaient bien après sa mort, fixée autour de l’an 287, devenir un symbole. Quoi de mieux qu’une histoire d’homme portant sa tête (ou plus précisément le haut de crâne) de Tournai à Seclin pour marquer les esprits crédules du Haut Moyen Âge ! Et pourquoi s’en priver quand l’on ne recense pas moins de 120 saints dits « céphalophores »5 ! Une pure invention bien ultérieure car le texte mentionnant la « découverte » du corps de Piat par Saint Eloi à Seclin vers 650 mentionne la mise à jour de clous, ceux-là même que les Romains lui auraient enfoncés dans le corps et qui seraient de facto la cause de son martyre. Les premiers textes sont catégoriques nulle mention d’une quelconque histoire de crâne6 !

 

Quand a-t-on écrit cet acte incroyable ? S’il faut en croire la magnifique lame funéraire recouvrant l’antique sépulture de Saint Piat dans la crypte, l’histoire d’un saint céphalophore est totalement actée au XIIIe siècle.

Dans son Histoire de Tournay, le chanoine Cousin raconte : « Alors un des soldats desgainant son espee, luy coupa la teste. (…) Ceux qui estoient là furent tous merveilleusement estonnez et esperdus de veoir ces miracles et encore plus quand le corps du sainct martyr se dressa en pieds, print avec les mains le sommet qu’on lui avait tranché de la teste, sortit de Tournay guidé divinement et par les anges, le porta depuis le lieu de sa décollation jusques à Seclin, lieu de sa sépulture (…) »7.

De nos jours, face à l’escalier permettant d’accéder à la crypte, un reliquaire conserve la « preuve » par excellence : « la partie du crâne qui porte encore les traces du glaive qui a frappé le glorieux martyr ». Cet ossement fut authentifié par l’Eglise8 puisqu’on y distingue toujours le sceau apposé en 1853 par Monseigneur l’archevêque de Cambrai, René-François Régnier.

Léon BONNAT - Fresque du Panthéon 1885 - Martyre de Saint Denis
Léon BONNAT - Fresque du Panthéon 1885 - Martyre de Saint Denis

Saint Piat se rattache à la grande famille des martyrs chrétiens céphalophores, dont le plus célèbre est sans conteste : Saint Denis. Ce chrétien qui donna son nom à la basilique nécropole des Rois et Reines de France est lui aussi une énigme de l’Histoire, certains l’ont fait arriver dès le 1er siècle à Lutèce, d’autres, et de manière plus crédible, lui donnent vie au cours du 3e siècle… et d’ailleurs l’histoire de Piat est intiment liée à la mission apostolique de Denis qui dit-on l’envoya vers la Gaule Belgique avec d’autres compagnons, dont un certain Saint Chrysole, autre céphalophore "bien de chez nous" !

En parcourant la France, de petits villages comme de grosses communes ont une statue de saint ou de sainte céphalophore.

Dans l’Aube, à l’ouest de Troyes, une petite église conserve un sarcophage et une statue de Saint Lupien (VIe siècle) qui donne son nom à la commune. L’histoire raconte que cet évêque originaire du Gévaudan fut assassiné par des hommes de mains en plein cœur de la Champagne. Il est décapité et son corps jeté dans l’Aisne, sa tête aurait été ramené par un aigle.

En Auvergne, la ville de Gannat perpétue le souvenir de Sainte Procule, une fille du Comte de Rodez. Se refusant à un mariage à Géraud d’Aurillac, elle s’enfuie et trouve un refuge dans les bois de Gannat. Géraud la retrouve et essuyant de nouveau un refus, il la décapite. Procule se relève avec sa tête et l’apporte jusqu’à l’autel de l’église de Sainte-Croix.

A Limoges, le martyre de Sainte Valérie se passe au IIIe siècle. Elle aussi se refuse à un mariage arrangé avec un Romain païen qui la décapite. Mais Dieu foudroie son assassin et Valérie porte sa tête jusqu’à l’autel où officie Saint Martial, premier évêque de cette ville.

Un certain Saint Livier de Marsal aurait lui aussi survécu et marché avec sa tête. Ce miracle aurait entrainé le départ des Huns d’Attila qui quittèrent terrifiés une colline qu’ils occupaient dans la région de Metz.

On peut encore mentionner à Aix en Provence, Saint Mitre ou le jeune Saint Justus de Beauvais, martyr sous Dioclétien.

La toile signée Peter Paul Rubens montre ce miracle d’un jeune garçon portant sa tête dans les mains afin de continuer à répandre la foi chrétienne dans les campagnes environnantes.

Le miracle de Saint Justus (Peter Paul Rubens - 1640, Musée des Beaux Arts de Bordeaux)
Le miracle de Saint Justus (Peter Paul Rubens - 1640, Musée des Beaux Arts de Bordeaux)

Rédaction et mise en page : Maxime CALIS – Guide-Conférencier – Février 2016

 

1.        Le poète italien Dante Alighieri évoque le troubadour Bertrand de Born, troubadour et seigneur du château de Hautefort dans le Périgord

2.        Gustave Doré (1832-1883) réalisa ce travail entre 1861 et 1868.

3.        HERODOTE, Histoires, Livre IV, Chapitre 64

4.        http://abolition.hypotheses.org/197

5.        Céphalophore : du grec kephalê (tête) et phrein (porter)

6.        Vita Sancti Eligii, episcopi Noviomensis a Beato Audoeno scripta, les Acta Sanctorum des Bollandistes ou l’Hymne de Fulbert de Chartres ne font mention nulle part d’une céphalophorie.

7.        Chanoine Jean Cousin, Histoire de Tournay, Livre I, chapitre 14 – 1ere édition, Douai 1619.

8.        Ce fragment osseux faisait partie de l’un des trois dépôts ouverts les 22 et 23 Octobre 1853. Ce dépôt comprenait 17 lots et surtout une Charte vraisemblablement du XIIe siècle qui doit correspondre à la translation des reliques effectuée en 1143 par Simon de Vermandois, évêque de Tournai.

 

Sources diverses :

 

Robin Verner - La décapitation, une mise à mort aux nombreux visages – article Slate.fr paru le 28 Juin 2015.

 

P. Saintyves – En marge de la légende dorée – Chap. VII : Les saints céphalophores – Paris, Librairie Critique Emile Nourry – 1930. 

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Commentaires: 1
  • #1

    HASSE Hervé (lundi, 04 juin 2018 12:52)

    le curé-doyen ( Boutry si mes souvenirs sont bons...) qui m'a fait visiter pour la 1ère fois la collégiale quand je suis devenu seclinois en 1968 m'a indiqué qu'une statue représentant un personnage qui tient dans ses mains le haut de son crâne ne préfigure en rien qu'il a eu réellement le crâne coupé en deux, mais c'est simplement le symbole que ce personnage est mort martyrisé.